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Raffi

Parisian Laundry, Montréal

Du 26 octobre 2006 au 2 janvier 2007

Cette première collaboration avec la galerie Parisian Laundry fait découvrir l’installation interactive inédite Raffi de Jean-Claude Bustros.

Entre 1999 et 2004, lors de nombreuses visites à son appartement à New York, Bustros a documenté Raffi. Les différents portraits de Raffi confrontent le visiteur à ses nombreuses personnalités. Présenté sur cinq écrans, le visiteur est invité à se déplacer dans l’espace et construire un portrait unique du sujet.

Devant le temps : Quelques notes sur un portrait éclaté /
Albéric Aurtenèche

Sommes-nous environnés d’images ou d’écrans ? Il est vrai qu’aujourd’hui l’un apparaît peu sans l’autre, et pour autant il n’y a pas entre eux identité. Si le terme d’écran s’est autrefois adjoint à celui d’image, c’est que désignant d’abord un obstacle, ce qui bloque, sépare, protège ou filtre, il s’appliquait naturellement au mécanisme de la projection. Alors le faisceau de lumière intercepté par la toile blanche faisait advenir tant l’image que l’écran, ce dernier ne présentant d’autre existence concrète que celle d’un matériau réflecteur, souvent même confondu avec un simple mur. Tandis que, dans un tel contexte, l’écran n’était guère plus qu’un concept virtuel, voilà que depuis l’avènement de la télévision, on le désigne comme objet. À plus forte raison maintenant qu’il tient dans une poche, qu’on le touche pour l’activer ou qu’on l’accroche au mur. En un mot, corollairement à la colossale expansion du monde d’images auquel il nous donne accès, l’écran a acquis une présence.

C’est là l’un des enjeux adressés par Jean-Claude Bustros, cinéaste qui engage ici sa pratique dans un jeu ouvert sur les formes contemporaines de relation à l’image, à l’écran. L’installation Portrait de Raffi (1999-2004) met ainsi en scène cinq écrans, dont un LCD, trois plasmas et une projection, c’est-à-dire avant tout différents formats. Cinq écrans bien présents, donc, puisque l’on peut s’en approcher, décrire autour un demi-cercle, bref, se situer vis-à-vis d’eux en tant qu’objets exposés et qui, du fait de leur répartition, nous environnent. La présence en effet est une donnée relative : on sait la sienne par rapport à la topographie du lieu où l’on se trouve et à la place des objets qui l’habitent ; et l’on sait celle de ses objets par rapport à sa propre position. Or, les écrans du Portrait… ne tient pas seulement le rôle de repères spatiaux, ils sont aussi à même de reconnaître la position d’un regardeur : ils le perçoivent à leur tour. Chacun de ces écrans à l’exception de celui qui reçoit la projection, réagie à la situation, à l’entrée et à la sortie d’un corps dans son champ de relation en modifiant l’agencement des images. Autrement dit, à travers l’écran installé s’effectue la mise en présence mutuelle d’un corps qui regarde, d’un corps qui montre et d’un corps qui se montre.

Car les images dont il s’agit sont bien celles d’un portrait. Mais un portrait plus vaste ou plus ouvert que ce terme ne le laisse entendre. Historiquement, le portrait pictural ou photographique a été l’art de l’interprétation d’une personne — que ce soit par l’artiste ou selon la commande du modèle — de sorte à atteindre la densité alors appelée par l’unicité de l’image, du point de vue. De même pour certaine littérature, qui lorsqu’elle dresse un portrait suspend le récit pour poser de façon critique les quelques traits marquants d’un personnage. Il en va différemment du cinéma dit standard — d’ailleurs obsédé dès les années trente par l’art du gros plan. Afin de préserver un effet de continuité entre ses images, celui-ci s’est tant attaché aux corps incarnant ses personnages que le portrait semble être devenu son mode opératoire. De fait, le cinéma décrit les corps non seulement dans l’espace, multipliant leurs images, mais aussi dans le temps, superposant dans la durée leurs réactions à différentes situations. C’est ainsi que Raffi se révèle, non pas tant par une surenchère d’images qu’au sein d’une pluralité de temps.

Contrairement à la tradition du portrait, voire contrairement à l’esthétique documentaire telle qu’elle est de plus en plus envisagée, l’artiste ne donne pas ici d’orientation marquée à son regard. En réalité, on pourrait même avancer qu’il exécute un portrait passif. Raffi, Jean-Claude Bustros l’a rencontré d’abord par le biais de son appartement. De passage à New York, il y a séjourné périodiquement, sans jamais croiser son propriétaire alors actif à Londres. En pratiquant ce lieu, il s’est construit une première image de son hôte, comme un portrait prospectif qui s’est bien sûr dissous sitôt qu’il l’a rencontré. Petit à petit, et parallèlement à l’avènement d’un désir de le documenter, le personnage s’est affirmé dans sa complexité, dans ses contradictions, voire à l’occasion dans son radicalisme. Il est devenu évident qu’un documentaire linéaire ne rendrait pas justice à la multiplicité d’impressions dont Raffi peut générer chez son interlocuteur. La progression téléologique et le format standardisé d’un film impliquent une variété d’image et une structure narrative obligeant à la hiérarchisation des données, à leur organisation en fonction d’un point de vue dominant. Portrait… élude cette obligation en s’exposant plutôt comme un espace topologique, et en laissant advenir son sujet sous le regard et en fonction du corps du spectateur.

Si cela est possible, c’est que Raffi s’exhibe, il ne s’abandonne pas à l’œil de la caméra, mais s’y adresse, l’interpelle, et à travers l’image rejoint le visiteur, l’enveloppe d’une voix qui se raconte ; à force de volubilité, il finit par se représenter lui-même. La stratégie de cette installation est alors de montrer le matériel tourné dans sa quasi intégralité, débarrassée seulement de ses aspérités et découpée en blocs de durée. Bien entendu, il serait erroné d’affirmer qu’il n’y a pas montage ou sélection : l’image mouvante se compose avec un cadre, et dès la prise de vue est une question de choix, de position forcément suggestive. Nous ne sommes pas parvenus à l’ère d’un panoptisme absolu, et filmer un corps reste encore prélever un nombre défini de plans de coupe le décrivant. Cependant, le parti pris est ici d’allonger le temps d’expositions du modèle, d’accumuler les moments et non les morceaux d’espace qui le représentent. Aussi les blocs de temps restent-ils entiers, les paroles de Raffi continues, et la durée totale de l’image supérieure à celle qu’un spectateur debout et libre de ses mouvements aura la patience de visionner.

De ce fait, chacun appréhendera le personnage en fonction de son parcours, de la gestion qu’il fera de son corps dans l’espace de la galerie et devant le temps de l’image. Chacun visite le lieu d’exposition comme il visiterait l’appartement new-yorkais, construisant son propre point de vue sur l’homme qui l’habite — virtuellement — en fonction des informations qu’il veut bien y trouver. Plus il pénètre dans l’installation, plus il habite chaque pièce longuement, plus Raffi s’y dévoile dans son intimité. Ce dernier n’est d’ailleurs montré que dans un périmètre restreint : les mêmes endroits revenant de façon récurrente, comme des constantes, il y reste la variable prévalente. C’est dire en quelque sorte qu’à un emploi conventionnel de l’espace de représentation, une multiplication des images qui décriraient Raffi, on préfère une exploitation de l’espace de présentation.

Les parties temporelles constituant le tout de l’image se répartissent en effet sur les trois zones de proximité des quatre écrans physiques. Ainsi, pour chaque position relative du spectateur à l’écran correspond un état de présence du personnage. Dans l’aire tripartite de réaction propre à l’écran, la station du spectateur entraîne le défilement de l’image, tandis que ses déplacements déclenchent un raccord aléatoire vers un autre chapitre. Subséquemment, celui qui s’impatiente percevra surtout le dispositif : la relation qu’entretient le visiteur avec l’écran apparaît lorsque s’éteint celle qui le lie à l’image, incarnée par Raffi. Autrement dit sont ici distingués, chez celui que nous persistons à nommer spectateur, un corps voyant et un corps agissant, l’un environné d’images, et son pendant, d’écrans.

Albéric Aurtenèche

Andrée Duchaine

Andrée Duchaine œuvre dans le milieu des arts visuels depuis 1973. En 1984, elle organise les premières rencontres vidéo internationales de Montréal avec le festival Vidéo 84. Elle s’implique également à titre de commissaire dans plusieurs expositions d’art-vidéo en Europe, aux États-Unis et au Canada. En 1985, elle s’installe à Paris et poursuit ses activités au niveau de la diffusion de courts-métrages auprès des chaînes de télévision à travers le monde, et crée sa compagnie de distribution de films.

Andrée Duchaine a travaillé à titre de contractuelle d’enseignement à l’Université du Québec à Montréal, en multimédia interactif. Elle a aussi enseigné à l’Université Paris VIII et à l’Université d’Ottawa. Elle a publié dans de nombreuses publications dont Parachute et la revue Espace. En février 2001 elle fonde Le Groupe Molior.

Artiste et œuvre

Jean-Claude Bustros
Raffi

2005

Installation vidéo

D’abord photographe autodidacte Jean-Claude Bustros explore le genre reportage puis se déplace rapidement vers une approche formelle exploitant l’abstraction et les volumes architecturaux. Il expose à Montréal et à l’étranger et fait partie du bouillonnement qui donne naissance à la galerie Dazibao. Il délaisse la photographie pour entreprendre des études en cinéma à l’Université Concordia. Autour d’une pratique de cinéma expérimental et élargi, il cherche à démonter l’artifice cinématographique et traite l’image cinéma comme hallucination. Après ses études, il se joint à Main Film, groupe nouvellement formé de cinéastes indépendants. Il en assume la vice-présidence puis la présidence. Il assumera également la présidence de l’Alliance de la vidéo et du Cinéma Indépendant, organisme pancanadien, avant de devenir professeur à l’Université Concordia.

Certains de ses films tel : La Queue Tigrée d’un ChatZéro Gravité et plus récemment Rivière font marque. Exhibés, entre autres, au Centre Georges Pompidou et à la Galerie Nationale du jeu de Paume à Paris ces oeuvres ont fait partie de nombreux festivals, programmes et rétrospectives à travers le monde. Tout au long des années 90 il s’intéresse à l’émergence des médias numériques et à travers Main Film met en place une des premières initiatives de formation en multimédia pour cinéastes et vidéastes à Montréal.

À l’université Concordia, il s’implique dès le début dans la création d’Hexagram : Institut de recherche création en arts et technologies médiatiques. Il poursuit actuellement ses recherches sur un cinéma élargi, sculptural, manifeste dans l’espace, où il intègre d’ores et déjà des stratégies interactives.